Du haut de son Land Cruiser (il y a des personnes de trente ans qui gagnent bien leur vie), elle me toise, regard caché derrière des lunettes de soleil aux verres teintés comme ceux de sa voiture. Elle n’a rien d’exceptionnel, peut-être qu’elle se la joue admirablement, en citations elle est forte, elle a bouffé un dictionnaire pour préparer le bac de philo sans doute. Résultat, on ne peut savoir quelle est l’étendue de ses connaissances, sa culture, son intelligence. Ecran noir sur ce thème. Elle enfume son interlocuteur. Tout ce que celui-ci peut savoir, c’est qu’elle sait piocher de façon instantanée la citation qui va bien à la discussion. Comme certaines femmes savent mieux que d’autres mettrent les bons escarpins, ceux qui iront avec la couleur que teint leur robe. A coup de citations, elle s’arrange pour, sans grande intelligence, affirmer sa supériorité dans tout auditoire. Du moins il est visible à beaucoup qu’elle ne cherche pas autre chose, seulement personne n’ose lui dire que nous avons déjà eu nous aussi affaire à des personnes comme elle, un chien qui veut mener la partie de quille pour se faire remarquer.
Je lui pose des questions tandis qu’elle coupe son moteur. Je ne veux pas passer pour un goujat. Donner l’impression de s’intéresser à son interlocuteur, me semble essentiel. « Ah ouais, tu habites près de Paris ? ». Bref, je temporise avant de demander sur un ton suppliant « Est-ce que tu aurais la gentillesse de me déposer chez moi sur le chemin ? ». Pourquoi elle ? Car je sais qu’elle passe à deux minutes de chez moi. Que je ne lui ferai pas faire un gros détour. Mais je le reconnais, mon intéressement ne s’arrête pas là. J’aurai pu demander à Jojo de me ramener, mais voilà, une envie subite, une pulsion : j’ai envie de monter dans un 4x4. Un baptême en quelque sorte. Il faut essayer ce qu’on méprise quelque fois non ?
Enfin je lui demande si elle peut me ramener. Elle retire ses lunettes noirs : « Ecoute, dit-elle, quant à faire je préfère te le dire tout de suite, je ne suis pas intéressé. Je ne regarde pas les mecs en dessous de 28 ans ! C’est un principe ! Et ensuite tu ne me plais pas plus que cela ». Je manque d’en tomber à la renverse. Qu’est-ce qu’elle s’imagine celle-là, avec son résistible physique ? Bon, je reprends mes esprits et je m’explique, en n’allant tout de même pas jusqu’à lui préciser que ce qui m’intéresse c’est un tour en Land Cruiser ! Il ne faut pas exagérer. Elle m’écoute en remuant sa tête d’écureuil, genre : « C’est ça parle, parle, parle… Fait ton beau parleur, mais si tu crois que ça va marcher avec moi tu te mets le doigt dans l’œil… Moi tu m’aura pas comme ça, comprend bien, je suis le sublime Reine d’Alice aux Pays des Merveilles ». Elle a une branche de ses lunettes entre ses lèvres. Genre surfer-winner au féminin. Elle finit par m’interrompre : « Ecoute, Gaby m’a mis en garde contre toi, il m’a dit de m’attendre à ce que tu viennes me draguer… m’a dit que tu étais un baratineur et un séducteur… ». Je ne réponds rien, j’approuve. C’est faux, mais après tout, je ne peux pas la forcer à changer d’avis. Je sais ce que Gaby a toujours pensé de moi, cela ne m’étonne pas outre mesure. J’ai déjà eu le temps de m’en étonner par le passer, l’effet de surprise est à présent périmé.
Je répare, déçu de ne pas avoir pu m’offrir un tour en Land Cruiser. Je monte un peu plus tard avec Jojo dans sa Uno.
_ Gaby nous voit tous comme des séducteurs dangereux, observe-t-il. Il en dit autant sur moi. Sauf qu’il me voit aussi comme un drogué…
Je médite un instant.
_ Au fait, dis-je, nous on le voit comment Gaby ?
Il médite à son tour.
_ Je ne sais pas. Comme un looser je crois. Comme un perdant d’avance… Un qui part toujours perdant !
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à 12:00