Je ne fais pas de bruit. Je te laisse dormir. Le plus silencieusement que je le puisse je sors de l’appartement. Après avoir enfilé mes vêtements en manquant de me foutre par terre. A la boulangère je demande quatre croissants. Deux chacun, c’est le minimum me semble-t-il. Tu es toute petite. Mais tu as le ventre aussi grand que tes yeux verts. Il n’y a pas plus à soigner que toi sur cette Terre je crois. Et même si je me laisse abuser par la tristesse qu’il y a parfois au fond de tes yeux, tu es ma cause. Si un jour j’entre au Paradis, ce sera sans doute pour l’amour que je t’aurai porté. Parce que tu n’es ni ma sœur, si ma fille, ni ma mère, ni ma femme. J’aurai envi de dire à la boulangère que ces croissants sont pour toi. « Je vais aussi vous prendre un œuf Kinder » dis-je après une hésitation du regard en sortant ma monnaie. Je veux te voir sourire lorsque tu te lèveras. Tu prétends à ta mère que je fais mieux le chocolat au lait. Je compte me défoncer pour que ça dure. Je veux te voir sourire. Lécher négligemment tes lèvres avec ta langue. Le dessous de ton nez que tu auras plongé dans ton bol comme d’habitude.
Tu as pris tes aises. Ta brosse à dent fluo est oubliée sur la tablette au dessus du lavabo. Elle a l’air vachement con ta brosse à dent dinosaure. Mais c’est de âge les questions sur la préhistoire. « Tu as connu Vercingétorix ?» m’as-tu demandé l’autre fois. Il a fallu un sacré bouquin d’histoire pour t’expliquer que ce type dans une SM Citroën correspond à ma naissance. Que nous sommes tous les deux des dernières pages des livres d’histoire. « Lili, je n’ai que vingt-six ans. L’homo sapiens est apparu il y a au moins cent mille ans… Non je te jure c’est pas moi qui ai dessiné à Lascaux… J’en suis bien incapable… Même un bison… C’est toi l’artiste… ». Lili admet que je n’ai pas été là pour l’exécution de Louis XVI sur le place de la Concorde. Ni pour l’érection de l’obélisque de Louxor au même endroit. Tu me sers dans tes bras. Je vais accrocher ta serviette de bain sur la balcon. Tu t’excuses d’avoir oublié. Je rêve ?
Tu m’embrasses en me serrant dans tes bras. Angélique a peut-être raison de rigoler, j’ai aussi quelques problèmes avec mon horloge biologique. Je devrai lui en parler dès qu’elle rentrera du boulot. Lui dire aussi que La symphonie pastorale j’ai fini de le lire. Et qu’en effet je suis heureux de voir ce que Lili devient à mon contact. Que tout ce qu’on me dit de beau sur elle me rend radieux. Parce que je me dis que je n’y suis pas pour rien. Ma Lili n’est plus cette bagarreuse du n’importe quoi. Elle sait se bagarrer à présent. Elle veut toujours exister. Etre là. Mais elle ne se détruit plus. Elle ne cherche plus à détruire les autres. Elle a plus de dix ans, on se connaît pas depuis si longtemps. Mais elle est un peu mon bébé quand même. Je me sens pasteur.
Son parfum vanille accompagne ses déplacements tandis qu’elle dispose les bols. Elle me surveille de ses yeux qui brille. Elle dévore son croissant, son regard pétille.
Je ferme le côté de son cartable qui est ouvert, les portes de l’ascenseur s’ouvrent. On arrive essoufflé aux grilles de l’école. Un bisou et la voilà qui disparaît dans la cour, rejoignant son rang, courrant vers ses copines, la récitation du matin que cette fois, je crois, elle connais sur le bout des doigts. Il me reste moins d’un quart d’heure pour gagner ma classe.
à 19:20