Elle refermait les livres doucement, en prenant son temps, un à un elle les refermait. Nos rires s’étaient tus, à l’instant où elle avait regardé sa montre, elle avait dit « ah tu vas partir », alors le silence s’est installé, il ne restait plus que les bruits du jardin, les rares oiseaux par cette chaleur, le peu de vent qui caressait quelques jeunes branches. C’est un silence qui s’entend, comme une grosse armoire au milieu d’un salon. Le travail est fini, il n’y a plus de sujet d’histoire, de philosophie ou d’économie pour alimenter notre discussion, moi-même je ne trouve pas trop de raison de rire, la chaleur m’a ramolli, je ne sais pas si je veux partir. Alors je l’aide à ramener ses classeurs à l’intérieur de la maison, je les pose en bas de l’escalier qui mène au premier, à sa chambre, je les mets bien en pile, une belle pile à côté de celle des livres. Nous sommes à présent à côté de la porte. Elle va sans doute l’ouvrir comme les autres jours, je vais sortir, je ferai peut-être une blague, ou se permettra-elle comme hier de me dire que l’étiquette de mon t-shirt ressort de mon cou, ou bien elle dira directement « à demain », sauf si son silence devait être trop long, alors je le dirai à sa place, constatant peut-être au passage que nous avons bien travaillé, ce qui n’est qu’à moitié vrai puisque, comme les jours précédents, depuis l’apéro chez Lolita, je sais ses sentiments, que la belle ne montre pas une très grande motivation pour travailler, qu’elle passe davantage de temps à m’interroger, à chercher des discussions autres que celle justifiant ma présence. Enfin, car le trouble m’a déjà gagné, que je ne la vois plus comme une élève à laquelle je fais préparer le rattrapage du bac, mais comme une femme, un parfum, une odeur, une succession de jolies courbes, des sourires, des airs renfrognées, des moues au menton, des gestes contenus d’impatience.
Il est étonnant que le trouble soit un sentiment aussi inconfortable, mais malgré tout si agréable. Au point de ne pas vouloir partir.
Je crois que j’ai vu mille fois la scène, que dans ma tête j’y ai réfléchi, car même si c’est une élève que je fais travailler, elle a dix-neuf ans, elle est belle, elle me plait, je suis bien lorsque je suis avec elle, lorsque je pars, ensuite, je me demande ce qu’elle va faire, où elle est, si à l’heure où je pars dormir elle est déjà dans son lit, ou si elle se fait draguer sur internet... si elle est dans un bar avec ses amis, si… si… si…
Je prends sa main. Là j’avais prévu de dire quelque chose, je ne sais plus quoi, je l’ai déjà oublié, je vais avoir l’air idiot, ou peut-être que je vais être magnifique… Peut-être va-t-elle lâcher ma main, dans ce cas j’ai aussi oublié ce que je pouvais dire face à cette éventualité…Jamais je ne serai ce que j’aurai pu dire, de bon ou de mauvais, le silence se prolonge, elle s’approche, elle sert mes mains, l’un des deux visages va vers l’autre, mais lequel, je ne sais plus. C’est un baiser… C’est nos lèvres… C’est nos bouches…
à 21:50