En toute innocence je l’ai regardé. Il n’avait pas l’air très à l’aise. Il aurait aimé en avoir l’air, cela se voyait, j’ai ressenti une forme de tendresse à ses gestes appliqués. Un pull sans âge l’habillait avec un pantalon en velours gris. Je l’ai tout de suite senti appartenir à ma famille. Je crois que j’ai cette sorte de faculté à croire au père Noël. Parfois cela me joue des tours. D’autres fois je comprends que je dois continuer, ne pas changer. Avec lui j’ai croisé les doigts. Je me suis approchée. Je lui ai demandé si je pouvais l’aider. Choisir un livre n’est pas une chose facile.
Pour payer leurs études certains vendent des meubles, d’autres de la plomberies ou des hamburgers. J’ai cette chance, je vends des livres. Même vendre un prix Goncourt sans intérêt est plus intéressant que de vendre un Quick and Toast. Ou l’halogène Alizé. Lorsque ça va mal je me dis cela. Et c’est souvent que ça va mal. J’écris et personne ne veut de ce que j’écris. Je fais des dissertes à la fac et on me met tout juste la moyenne lorsque je crois réussir. Petite je me rêvais princesse courtisée par un prince charmant n’en ayant que pour ma beauté, mon joli nez, la blondeur de mes cheveux, mes rires qui s’envolent vers les plafonds. Mais j’ai appris que je n’étais pas une princesse. Je bosse dur, dix sur vingt, voilà, c’est écrit en haut de ma copie. Je ne suis pas exceptionnelle. Je ne suis pas une princesse. Je suis médiocre. Je n’aurai pas un prince, j’en suis certaine, d’autant plus que je n’en attends plus. Je n’aime plus les princes. Ils font du bruit. Ils ressemblent aux gens que je trouvais dans ma télé. Dans ma petite vie j’ai de la chance, mon téléviseur m’a lâché. Je lis davantage ainsi. J’empreinte à la libraire, je connais tout ce que je vends. Peut-être que mon avenir est d’être vendeuse de livre. Je conseille bien je crois.
Il y a un livre qui raconte mon histoire. Il n’y a pas de photo de la femme qui l’a écrit. Dommage, j’aurai aimé savoir à quoi elle ressemble. La femme ne raconte pas l’histoire d’une étudiante, ni celle d’une vendeuse de livre qui pousse des soupirs lorsque personne ne se présente. La femme raconte juste l’histoire d’une autre femme, une femme médiocre, joli mais pas assez, intelligente sans doute, mais sans plus. D’habitude je lis pour rêver, pas pour qu’on vienne me parler de moi. Mais là je me suis tellement retrouvée, que lorsque ce garçon maladroit me demande mon aide, je l’oriente vers ce modeste livre de poche qui se trouve là, quelque part, perdu sur une des étagères éclairées de la librairie.
Il soupèse le livre. Il le tourne et le retourne encore. Je suis certaine qu’il voit qu’il n’y a pas de photo. Il est mal à l’aise, cela rend le sourire au fond de ses yeux encore plus craquant. J’ai envie d’être prise dans les bras de quelqu’un. J’y pense souvent. En cet instant, si proche de lui, j’en ai encore plus envie que d’habitude. Il me ressemble, je veux quelqu’un qui me ressemble. Quelqu’un comme lui.
Il se décide à prendre « mon » livre. « Je le prend » dit-il enfin. « N’hésitez pas à revenir, dis-je, qu’il vous ai plus ou non ». J’espère qu’il m’entend. Qu’il n’aura pas peur de revenir me demander mes conseils. Je suis ainsi, je vois mon boulot ainsi. Je veux aider les gens qui passent dans la librairie à rencontrer les livres qui compteront dans leur vie. Il y a des clients qui ne sont pas réceptifs à cela, il y a des consommateurs. Mais je suis certaine que ce mec en face de moi n’est pas un consommateur. Je veux qu’il rencontre ce livre. Un peu comme si je disais que je voulais qu’il me rencontre.
Je le regarde partir, en espérant qu’il n’a rien d’autre à lire chez lui, en priant pour que ce qui passe ce soir à la télé soit sans intérêt, et que le cinéma voisin n’ai rien de valable à montrer.
Deux semaines passent. Puis trois. Il ne revient pas dans la librairie. Ou alors je suis en cours lorsqu’il y passe. Je l’ai oublié. Un soir en allant au cinéma je repense à lui. Sans raison particulière. Peut-être simplement l’envie de ne plus me rendre seule en ce lieu. La lassitude de ces séances où j’aime tant me rendre seule.
Enfin un jour je ne sais ce qui m’arrive. Je range des livres. Je classe. J’étiquette proprement. Les livres de poches c’est ce que je préfère. Ils sont petits, ils ne prennent pas de places. Nous en avons plein.
En fait je n’ai pas senti qu’il était là. Je n’ai pas senti de présence ou une chose comme ça. Non, cela se trouve dans les films ou dans les livres. Par contre, lorsque je me suis retournée pour prendre un autre tas de livre derrière moi, ce que j’ai ressenti, c’est l’envie de rêver que sa présence m’avait déjà transportée avant même que mes yeux ne l’ai vu. J’ai eu le désir sans bornes de croire que sa présence familière avait déjà été ressentie par mon corps alors même qu’il poussait la porte de la librairie. Je suis une petite fille.
Il m’a écouté lui dire. Il ne m’a pas répondu qu’il était un petit garçon, mais qu’importe, je le savais. Il a peut-être pensé qu’aucune femme ne veut de ce genre d’homme là. Moi j’en veux en entier. J’en veux sans limite. Il est tellement doux de déposer les armes, de simplement s’enlacer dans le même lit, se caresser en ronronnant doucement.
Des fleurs bleues ont poussé tout autour de nous dès ce jour.
Lorsque la vie ne voulait plus nous laisser croire à ces fleurs bleues, je les arrosais. Il les arrosait. Les fleurs bleues ne meurent jamais. Qu’on se le dise. Canicule, sécheresse, grêle, tempête… Les fleures bleues ne meurent que si on écoute les autres, si on veut ressembler à d’autres. Sinon elles ne meurent pas.
J’ai mis en rayon son livre. J’espère que ça va marcher. Il publie à compte d’auteur. L’histoire d’une rencontre improbable entre deux cœurs tendres à qui tout le monde veut vendre un blindage. Il mérite que ça marche. Dans ma librairie j’arrange des rencontres comme je les aime. Aux filles comme moi, au regard triste, je conseille son roman.
Je sème de grands champs de fleures bleues.