Le Mélodie Nelson’s kiff.
Je lui ai demandé de répéter. « Elle m’a dit qu’elle te kiffait bien, tu as entendu cette fois ou je dois encore répéter ? »
Je venais prendre l’apéro chez Lolita. Une chaleur à nous couper le souffle rodait dans son minuscule appartement, j’ai dit que dans le Ricard je prenais trois glaçons. « Le compte est bon ! » s’est-elle exclamée. Elle s’est rassise sur le fauteuil et elle m’a regardé, mais pas normalement. Je pense que vous auriez su reconnaître aussi ce genre de sourire, celui de la personne qui attend que vous preniez la parole, que vous racontiez un truc trop épatant. « Alors ? » a-t-il fini par faire voyant que je buvais mon Ricard, que je ne faisais pas autre chose, et que je ne m’étais toujours pas décidé à prendre la parole. J’aurais pu faire un « Alors quoi ? ». Mais non, certains silences valent de l’or, et puis j’aime bien faire passer certaines expressions par le visage. La parole, souvent, en dit beaucoup moins long que le langage du corps. Alors, j’ai juste pris l’expression « Oui ? Alors ? Alors quoi ? ». Mais je voyais très bien où elle voulait en venir. Mélodie. Seulement on est souvent surpris, alors que je faisais mon malin, là, sur le canapé, en face de Lolita, face à la table basse, je ne pouvais pas me douter que cinq minutes avant que je n’arrive une autre personne était là, qu’elle avait posé ses fesses au même endroit que moi. Les fesses de Mélodie, juste avant mes fesses à moi, là, en face de Lolita. D’une certaine manière j’aurai pu le savoir, ça s’appelle le sens de l’observation, et ça ressemble à un verre, posé sur la table basse, un verre en trop, la trace du passage de Mélodie chez Lolita.
« Alors, que c’est-il passé ? ». J’ai bien cherché, trituré mon crâne, gratté mon menton. « Qu’est-ce que vous avez fait » ajoute Lolita.
_ Nous avons fait de la philosophie… finis-je par répondre, nullement convaincu de l’intérêt de l’information que je donne.
_ C’est tout ? demande-t-elle les yeux brillant.
_ Non… On a fait un peu d’histoire. Le Proche-Orient, Israël… tout ça quoi, le Proche-Orient, tu connais ?
_ C’est au programme ?
_ Ca m’a semblé… Dans les relations internationales…
_ Ah… Et alors ?
_ Ben on l’a fait.
_ Et en philo ?
_ La passion et le travail…
_ Ouah, ça va bien ensemble…
_ Hein ?
_ Désolé… Je voulais dire que la passion, puis le travail après… C’est pas très bandant ! Dans le sens inverse ça aurait peut-être été mieux non ?
Je la détrompe. Le travail n’est pas une torture, il suffit de voir combien de personne aujourd’hui s’y perde, combien en sont passionnés, combien n’en n’ont rien à foutre. Moi, le lien je le vois. A Lolita je lui dis, comme je vous le dis à vous : « Moi le lien je le vois très bien, tant pis pour ceux qui ne le voient pas ! ». Sans blague, on peut être passionné par autre chose que le sport, la musique ou l’écriture. Les arts, en être passionné, rien de plus facile.
_ Et la passion amoureuse ça a donné quoi ? me demande-t-elle.
_ J’en sais rien, je crois qu’elle avait très bien compris, elle semblait très passionnée, il n’y a eu qu’à la faire réviser, la faire disserter à l’oral.
L’oral. La matière trop souvent oubliée dans les lycées. D’accord, peu d’épreuves sont à l’oral, mais je crois que l’oral aide à organiser une pensée. Du moins est-ce que j’ai appris en travaillant dans le primaire. Combien de personnes savent tenir à l’oral un discours ? Combien peuvent parler de façon construite, décrypter un discours, exposer des faits, raconter une histoire ? Utiliser le vocabulaire approprié ? Lolita m’écoute, mais je ne la captive pas davantage que cela, elle est intéressée, mais elle pense à autre chose.
_ Mais avec ELLE ? Avec Mélodie ? ça a donné quoi finit-elle presque par s’énerver.
_ Elle m’a proposé de me tailler une pipe.
_ Tu déconnes ?
_ Evidemment ! Qu’est-ce que tu veux qu’il se soit passé ?
_ Elle ne t’a pas plu ?
_ Si.
_ C’est tout ?
Je m’énerve un peu à mon tour. « Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus Lolita ? ». Silence. Lolita sourit. « Ne t’énerve pas, finit-elle par dire, je voulais juste savoir ». Nouveau silence, seulement interrompu par la bouteille qu’elle débouche en me proposant de me resservir. Les glaçons qui tombent au fond des verres.
_ Elle ne m’a parlé que de toi, dit Lolita, en me tendant mon verre.
Nous trinquons. « Texto, elle a dit : « je crois que je kiffe sur lui, il me fait trop kiffer » ». Elle me sourit. Moi, des élèves, j’en ai eu de tout âge, de la maternelle au CM2. Plus tôt dans ma vie, encore étudiant en maîtrise, j’en ai eu de sixième et de cinquième. On s’attache à certains. Mais les Petits Ecoliers, moi je les mange au goûter. Quant aux petites écolières ? Elle m’ont jamais intéressé, trop jeune je crois ! (et puis ça n’est pas autorisé aussi paraît-il !). Mélodie, ma première élève à jolie poitrine, elle rassemble ses mèches de cheveux délicatement derrière sa nuque, les tient entre ses mains, et les laissent retomber. Combien de fois ai-je savouré ce geste durant l’après-midi ? Mais pourquoi dit-elle « kiffer » ? Est-ce que j’ai dit que cette fille était de la « balle » ? « Ne soit pas réducteur, m’enjoint Lolita, c’est ce que j’ai le mieux retenu, c’est tout ! Tu lui plais, voilà ce qu’elle a dit ! Tu lui plais, voilà, tu est content ?». Je reste silencieux. Je crois que je me vois frôlant la main de Mélodie, mes yeux croisant les siens.
Demain il y a quoi au programme de révision déjà ? Mélodie. Mélodie. Mélodie.
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