Le Monde, 22 septembre 2005 : "Les pays occidentaux, comme ceux du Tiers-monde, sont, aujourd’hui, confrontés à ce qui mérite bien actuellement le nom de fléau : la drogue. Les substances illicites et dangereuses peuvent désormais se trouver partout sur le marché noir pour un prix dérisoire comparé à la décennie précédente. Cocaïne, ecstasy, héroïne… Aujourd’hui, n’importe qui peut se procurer ces produits très nocifs pour la santé qui créent une forte dépendance. Une cellule spéciale de crise s’est réunie ce matin à l’ONU."
Décembre 2007
Ce matin-là, le communiqué eut l’effet d’un coup de tonnerre sur le Monde : des scientifiques allemands avaient, grâce aux fonds versés par la section de lutte anti-drogue de l’ONU, réussi à créer leur propre drogue qui avait les propriétés suivantes :
- Elle procurait un maximum de sensations à son consommateur (le plaisir qu’elle provoquait équivalait à celui d’un orgasme.)
- Sa fabrication était relativement peu coûteuse.
- Elle ne provoquait pas d’effet de dépendance : il était plus dur de s’arrêter de fumer du tabac que d’arrêter la consommation de cette drogue.
- Elle n’avait absolument aucun effet nocif sur le cerveau.
Cette nouvelle drogue ne présentait donc que des avantages, tant sur le plan commercial que celui de la santé : son coût de production faible permettrait de la produire en masse et de créer un marché plus étendu que celui de la cigarette. Sur le point de vue santé, cette drogue ne présentait aucun danger et pourrait peut-être même permettre de décrocher des accros de substances plus dangereuses. Elle fut donc ironiquement appelée SdP : Sauveur du Plaisir.
Mais le SdP reçut, au début, un regard sceptique : cette substance introduite tout à fait légalement sur le marché occidentale, alors qu’elle présentait les mêmes effets de plaisir que les drogues dures, n’inspirait pas confiance chez les consommateurs qui préféraient de loin mourir d’un cancer des poumons provoqué par le tabac ou devenir fous dans les centres de désintoxication pour cas désespérés. De plus, la presse accusa l’ONU et les gouvernements du marché occidental d’avoir introduit cette substance dans un but uniquement lucratif. Le Pape, à Rome, alla jusqu’à décréter, le 23 décembre, le SdP substance satanique, souillée par le diable et la corruption des Acolytes de l’Enfer. Les chefs religieux des autres confessions, ainsi que les gourous de diverses sectes, ne tardèrent pas à suivre cet exemple. En Iran, on alla jusqu’à faire le « procès » des scientifiques inventeurs du SdP et le verdict fut clair : la Mort ! Verdict approuvé par la plupart des autres pays arabes. Il fut dès lors déconseillé auxdits scientifiques de passer leurs vacances dans ces pays là. Des campagnes anti-SdP naquirent dans la plupart des pays d’Occident, sponsorisées par les diverses oppositions aux gouvernements déjà en place. Les gouvernements ayant participé à l’introduction du SdP furent qualifiés de « crapuleux », « avars », « brigands » et même « fascistes ». Et tout ceci en omettant soigneusement que toutes les campagnes anti-SdP du monde entier, sans exception, étaient, en partie ou en totalité, financées par les mafias de la drogue qui avaient tout de suite compris le risque d’une concurrence telle que celle du SdP. Mais, malgré une opinion publique assez sévère, cette nouvelle drogue s’étendit tout de même à tout l’Occident, notamment grâce à son faible coût. Même s’il était plus mal vu de consommer du Sauveur du Plaisir que de la cocaïne ou de l’héroïne, la nouvelle drogue atteignit malgré tout des chiffres inespérés en termes de bénéfices.
La mauvaise image du SdP s’effaça brusquement lorsqu’un très célèbre psychiatre américain reconnut, le 3 février 2008, soigner ses patients dépressifs par le SdP. Dès lors, il devint courant d’en voir dans les pharmacies où l’on pouvait s’en procurer sans ordonnance. Un mois plus tard, les bénéfices des entreprises du SdP avaient doublé. Le phénomène prit de l’ampleur, une enquête menée au sein des pays d’Occident révéla que neuf adolescents sur dix, entre quinze et dix-huit ans, avaient déjà essayé le SdP et que plus de sept sur dix en prenaient régulièrement. Les plaquettes de SdP se firent plus courantes que les paquets de cigarettes. La drogue-sans-danger, jadis rejetée, connu une popularité grandissante. Le 10 juin 2008, Pierro Panzani, député italien, déclara même consommer quotidiennement de SdP. Le mois suivant, il était réélu avec les deux tiers des suffrages en sa faveur. La consommation de la nouvelle drogue chez les politiques d’Europe tripla. Les mafias de la drogue furent rapidement ruinées et, privées de leurs appuis financiers, démantelées par les autorités locales. Le moral des citoyens occidentaux grimpa en flèche jusqu’à atteindre les 78% d’heureux en décembre 2008.
En janvier 2009, le conseil des cardinaux destitua le Pape et en nomma un autre qui démentit la déclaration du 23 décembre 2007 et le SdP fut déclaré Cadeau de Dieu pour avoir libéré les Hommes de la drogue et de la dépression.
Hélas, le succès du SdP ne fit pas le bonheur de tous : les entreprises de cigarettes furent rapidement ruinées. De nombreuses d’entre elles durent fermer leurs portes, envoyant de nombreuses personnes au chômage. Les entreprises de plantation de tabac connurent le même sort. Jusqu’au jour où une entreprise de Norvège eut une idée de génie : elle racheta la formule de SdP et en modifia la composition afin qu’il puisse s’inhaler. La cigarette tabac-SdP était née. Les effets étaient, certes, moindres que sous forme de comprimés, mais la nicotine inhalée permettait de s’assurer la fidélité de la clientèle. Toutes les autres entreprises de cigarettes ne tardèrent pas à suivre l’exemple.
La riposte des entreprises du SdP ne se fit pas attendre : elle consista à modifier légèrement la structure de la drogue-sans-danger afin qu’elle crée un effet d’accoutumance. Légalement, les entreprises ne pouvaient lancer le SdP ainsi modifié sans en avertir les consommateurs. Elles firent donc appel aux grandes compagnies publicitaires qui se mirent d’accord sur un slogan : « Si intense, que vous ne pourrez plus vous en passer ! » Les consommateurs étaient ainsi « avertis » du danger mais, curieusement, cela ne fit qu’accroître la consommation de SdP.
L’autre crise fut provoquée par l’intensification de la concurrence entre le SdP pur et le SdP en cigarette. Le remède fut d’augmenter les effets du SdP, le rendre plus attractif. Il fut également décider d’en modifier la constitution pour le rendre moins coûteux à produire et, donc, plus compétitif. Les laboratoires modifièrent donc légèrement la constitution du SdP. Un seule ombre au tableau : la nouvelle molécule obtenue présentait des effets secondaires nocifs pour le cerveau. Les consommateurs furent prévenus par un nouveau slogan qui vint s’ajouter à l’ancien : « Si fort, que vous allez en perdre la tête. »
Mais ce n’est que dix mois plus tard que la véritable crise apparut : en effet, dans les pays d’Occident, la fécondité était tombée à presque zéro. Une seule explication : le SdP était si répandu et procurait un tel plaisir qu’il avait fait perdre toute envie de reproduction. Certains protestèrent : en Occident, on ne fait plus d’enfants par la recherche du plaisir mais par la seule envie de descendance. Mais les chiffres étaient là : moins de 0,012 enfant par femme dans les pays occidentaux en novembre 2009. Le secrétaire générale de l’ONU déclara que, si le phénomène persistait, cela pourrait conduire à un dépeuplement naturel massif de l’Occident jusqu’à sa disparition progressive et ce en moins d’un siècle. Mustafa Nasser, chef de l’Etat d’Iran, répliqua que « ce n’était pas forcément une mauvaise nouvelle ». Le Tiers-monde se ferma définitivement au SdP. Lors de la réunion au sommet européen du 3 décembre 2009, le chancelier allemand, Franz Heinkel, proposa de fermer les frontières au SdP et d’en cesser toute production sur le sol européen. Gonzalo Martin, premier ministre espagnol, suggéra de se contenter de sensibiliser la population et de la laisser réagir par elle-même. John Moore, premier ministre britannique, s’opposa férocement à toute modification : son pays était l’un des moins touchés par la crise mais n’en restait pas moins l’un des plus gros producteurs de SdP d’Europe. Le président de la République Française, Mathieu Jeanlin, fit profil bas : l’instabilité politique régnait une fois de encore dans son pays et il ne tenait pas à se mettre sur le dos d’éventuels électeurs. Il suggéra simplement de revenir à la molécule d’origine du SdP. Les propositions de Martin et Jeanlin furent retenues.
Il fut bientôt interdit, dans la plupart des pays occidentaux, de faire de la publicité directe ou indirecte au profit de SdP. Aux Etats-Unis, un homme issu de la classe populaire attaqua en justice l’entreprise américaine de SdP pour Crime contre l’Humanité, remporta son procès et obtint la somme de 28 millions de dollars. Depuis lors, toutes les boites de SdP portèrent sur leur dos, écrit en caractères minuscules : « Attention, l’usage de SdP peut conduire à une défaillance des instincts de reproduction.» Une cellule de crise se réunit bientôt à l’ONU et il en ressortit deux objectifs :
- Limiter au maximum la consommation de SdP dans les pays occidentaux.
- Soutenir les pays du Tiers-monde dans leur lutte contre son expansion.
Des quotas furent imposés aux entreprises de SdP, la drogue-sans-danger commença à se faire rare dans les magasins et son prix augmenta brutalement. Le SdP trouva alors une nouvelle forme de vente : le marché noir. Les anciens dealers de cocaïne, d’héroïne et d’ecstasy commencèrent à écouler des stocks illégaux de SdP. Des mafias de SdP virent le jour.
Et, pendant ce temps, la natalité ne cessait de baisser. Yota Moneteuchi, premier ministre japonais, suggéra de redresser la fécondité pas l’insémination artificielle. Des campagnes de publicités grandioses naquirent mais cela fut sans effet : la plupart des femmes refusant d’avoir un enfant de cette façon. Mac Harry, président des Etats-Unis, suggéra d’imposer ce système, le Congrès américain le destitua.
Pour lutter contre les productions illégales de SdP, les entreprises de drogue-sans-danger furent placées définitivement sous contrôle des Etats. La SdP fut produit illégalement en Amérique du Sud. Bientôt, la plupart des pays occidentaux en interdit la consommation. Le marché noir fut envahi de vendeurs et consommateurs.
Le Monde, 23 juillet 2010 : "Les pays occidentaux, comme ceux du Tiers-monde, sont, aujourd’hui, confrontés à ce qui mérite bien actuellement le nom de cataclysme : le SdP. Cette substance illégale qui crée un effet d’accoutumance menace aujourd’hui gravement l’avenir de l’Humanité. L’ONU vient de créer une cellule spéciale de crise et est prête à verser des fonds de lutte anti-SdP."
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