J’étais en sueur, mais de cette sueur qui ne donne pas son nom, cette sueur sans odeur. Cette sueur qui ne colle pas, sauf au plafond. Sauf aux pieds. Sauf au moral. Une fatigue sans humidité, mais bien là, bien présente, faite de chaud et de froid. La journée de classe s’était terminée sous des nuages lourds, les élèves semblaient collés à leurs chaises comme les insectes écrasés sur des vitres. Il restait leurs petites pattes remuantes et agaçantes, bruyantes et stupides. La classe puait la crasse et cette crasse imbibait mes vêtements. Madame M. s’est permise une nouvelle fois d’entrer dans la cours. De venir jusque dans la classe. Je l’ai vue venir de loin alors que j’étais encore occupé à mille choses, dont rangé ce bureau qui, quoi que je fasse, finit toujours en bordel innommable. J’ai d’ailleurs nommé ce meuble d’un petit nom affectueux : Beyrouth.
J’avais déjà mis mon manteau, j’étais au téléphone avec Ophélie pour vérifier qu’elle n’avait pas de problème avec son car. Bref instant téléphonique, bref instant de lueur. Mais pas de quoi vous tirer d’un tunnel. Madame M. voulait savoir s’il était normal qu’il n’y ai que de l’orthographe pour le lendemain. Pas de poésie ? Pas de lecture ?
_ Ecoutez j’ai un rendez-vous, je suis pressé, je n’ai pas le temps de discuter. Prenez rendez-vous…
Et je l’épargnais ainsi d’un discours plus volumineux mais qui mourait d’envie de sortir et venir s’écraser en plein sa face. Je remontais la fermeture éclaire de mon manteau. Sans un mot je lui fis comprendre que j’attendais qu’elle sorte de chez moi afin d’éteindre les lumières et fermer la porte. Elle ne semblait pas prête à décoller, je partis sans me retourner.
Les réunions syndicales se suivent et se ressemblent. Le sommet des syndicats freine des quatre fers pour ne pas rejoindre le mouvement étudiant contre le Contrat Nouvel Embauche. Notre section enseignante au niveau national appel à la grève général et illimitée. Comme pas mal de sections. Mais là haut il semble y avoir des accointances.
Pourtant à moins d’un ralliement illimité des salariés, les étudiants auront du mal à tenir. Le gouvernement joue sur leurs divisons et espère les voir rentrer chez eux potasser leurs cours avec l’arrivée des partiels de fin d’année. Ce qui ce joue dépasse le seul CPE : si le gouvernement gagne ça en sera fini pour des années de la contestation étudiante. On a une occasion unique de contester ce qui a été décidé en haut, de contester cette société du chacun pour soit, cette société où seul le pouvoir économique décide de notre avenir et de ce à quoi nous devons ressembler. Si le CPE passe il y aura bien d’autres couleuvres à avaler, elles sont déjà dans les tuyaux toutes prêtes à nous être envoyées. Mais si les salariés rejoignent les étudiants alors nous aurons peut-être une chance de bloquer pour longtemps toute nouvelle atteinte à la dignité humaine.
Je rentre dépité de me rendre compte que les sommets syndicaux hésitent à ce point.
Pendant ce temps là à la télévision l’ORTF fait son bon vieux retour. Chérèque et la CFDT reviennent sur les plateaux. Pas de doute, France 2 et France 3 roulent pour les patrons. Patrick de Carolis fait bien son boulot : il n’y a jamais rien de mieux qu’un Giscardien pour mettre au pas des équipes de journalistes sans en donner l’air.
Ophélie est dans le bureau. Elle demande s’il y aura des frites pour le dîner. Je l’emmerde à vérifier ses devoirs. Rien à redire, elle a fait son possible. Frites à volonté ! Steak haché surgelé avec.
Je m’arrêterai là. Pas d’envie de corriger les copies. D’autres chats à fouetter. Le climat général se ressent sur mon humeur. Désolé c’est comme cela. Il me reste seulement l’appétit. Mais pas l’envie de faire mon job en faisant des éclats. Le strict minimum. Il n’y a pas de République à laquelle j’ai envie de faire plaisir ce soir.
Fiction… Qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai. Qui aurait pu être… Ne l’a pas été, ou n’a pas été loin de se produire tout à fait. La réalité est elle-même parfois une fiction. Et la fiction une réalité……….
à 20:45