Morgane, ou les affres de l’altérité.
Il est des soirées auxquels ont va comme au bagne. Celle là, ce n’était pas tout à fait le cas. Mais j’avais une certaine appréhension. Je n’avais pas gardé de souvenirs trop impérissable d’elles deux. J’avais surtout eu l’impression durant trois jours de tuer l’ennui, de passer le temps. Rien d’autre à ajouter, sinon que ce fut parfois douloureux, implacablement long. Plusieurs fois par jour j’avais envi de partir, de me retrouver seul, de m’isoler. Comme on dit : « Mieux vaut être seul… ». Alors les revoir ce soir là, même plusieurs semaines après, surtout dans un autre contexte que les vacances, je ne m’en réjouissais pas. Mais l’esprit est ainsi fait, il craint la solitude lorsqu’elle se prolonge, il craint de passer sa chance, il craint que l’Histoire ne s’écrive sans lui. Tout le monde n’a peut-être pas cet esprit, celui-ci n’est peut-être que le mien.
Morgane a un esprit Loft. Elle fait des blagues comme dans le Loft. Elle a peu de vocabulaire, il faut se contenter de phrase simple : sujet, verbe et complément. Au-delà, elle fait de la vanne, elle casse, c’est ainsi. Déstabilisée sans doute, elle préfère une attaque personnelle en règle, ou parler de l’usure de mes chaussures plutôt que demander que la phrase soit répétée. Les pensées trop évoluées sont accueillies d’un soupir, ou d’un regard en biais « Tu réfléchis trop ». Phrase courte qui peut être traduite ainsi : « Je ne réfléchis pas assez ».
Morgane aime aussi les gens qui sourient. Même sans occasion. Les gens rigolent. Même si ce n’est pas drôle. Les silences de ses interlocuteurs lui laissent probablement supposer qu’ils réfléchissent, et c’est sale. Peut-être même que l’interlocuteur dans sa tête se demande quel intérêt elle a, et on comprendra qu’elle n’aime pas cela non plus. La caméra la regarde sans cesse. Elle sourit. Elle lance des blagues. Elle sourit. Elle bouge ses jambes et ses bras, pour un, pour un. Pour qu’on la voit. Pour qu’on ne l’oublie. Pour ne pas qu’on l’élimine.
La rater est pourtant impossible. Elle est du genre qui flingue une soirée. Pas par ses silences. Pas par méchanceté. Tout simplement car elle ne pourra jamais admettre que ce ne soit pas elle qui mène tout. C’est sa soirée. C’est elle. Morgane ne connaît rien à l’altérité. L’autre n’existe pas. Morgane se rassure, sortir de son monde, manger des choses qu’elle ne connaît pas lui est bien évidemment impossible. Morgane a vingt-cinq ans, elle refuse l’existence même d’un monde sans elle, d’un monde qui ne soit pas le sien, d’un monde qui n’aille pas dans son sens, d’un monde où la caméra ne la braque pas 24 heures sur 24. Morgane n’est pas filmé par une caméra. Alors elle demande lorsqu’elle est là que tout le monde la regarde, rigole à ses blagues. Qui ne rigole pas est suspecté de ne pas avoir d’humour, de ne pas avoir compris. Alors que c’est simplement pas drôle. Mais comment lui dire sans lui faire remarquer qu’on est habitué à mieux ?
Déborah, son amie, sourit. Elle attend en silence l’instant où elle pourra placer un mot. Tout le monde n’attend que cela. L’occasion de faire remonter le débat. Mais lutter est impossible. Il faudrait être dix pour tenir face à Morgane. Ou acheter du gros scotch à colis et lui en déposer un bout sur la bouche, lui attacher les mains dans le dos, et les chevilles.
Déborah passe la soirée à soupirer. Elle doit mieux la connaître que nous. N’est-ce pas elle qui dit un jour cette phrase très juste : « Morgane ne sait pas gérer le groupe ». On peut répondre à cela : « Le groupe ne sait pas gérer Morgane ». Pour ne pas dire plus, pour ne pas dire que Morgane est un boulet. Un boulet joli, un boulet sympathique, un boulet qui fait parfois rire à l’usure, mais un boulet tout de même. Et pas un tout petit boulet…
Elles viennent de partir. Je suis content, aux vannes méchantes de Morgane, à l’esprit Loft, j’ai opposé l’esprit Jean-Paul Rubbermaid. L’absurdité contre la bêtise. J’aurai aimer gagner. Enterrer Morgane. Il s’agit d’une expression : l’enterrer comme on dit la rendre muette comme une tombe. Mais comment une équipe de Volley-ball peut-elle affronter une équipe de football, si personne ne s’accorde sur les règles ? Morgane et moi c’est comme ça. Diamétralement opposés. Pour toujours. Un autre monde. Un monde que je n’aimerai pas voir. Qui part, que je n’ai pas envi de revoir. Une question se pose à moi : doit-on connaître l’autre ? Doit-on le voir ? Doit-on perdre de son temps avec lui ? Faut-il ignorer ou non ? Enfin, faut-il ménager cet autre, se mettre à son niveau, ou lui faire comprendre qui l’on est au point de le blesser ?
Morgane sait que je ne suis pas comme elle. Elle me vanne sur ma personnalité. Comme elle vanne Conrad. Je trouve cela désagréable. Elle part et j’en suis ravi. Enfin je souffle. Enfin je sors de la fosse. Je ne broie plus de noir. Je n’aime pas être différent. Je n’aime pas qu’on me le fasse remarquer. Je déteste me prendre des blagues là-dessus. Car cela ne m’intéresse pas. Je ne suis pas touché. J’ai juste envi de partir. Et c’est dur de partir et de laisser un ami en plan.