Je me rappelle de ce mois de mars douloureux. Je me rappelle très bien. Même si j’ai oublié. Il ne m’en faut pas plus que l’idée d’aller chez le coiffeur pour que tout me revienne parfaitement en mémoire vive en moins de quelques secondes. L’ambiance. La lumière. Le froid. Le doute. La faiblesse. La douleur. La peur. Je me rends compte, au chaud dans mon bain, que certains épisodes de ma vie je me les suis remémorés à de nombres reprises. Il y a quelques années par exemples, lorsque j’étais avec Sarah, nous aimions nous remémorer notre premier baiser, dans l’eau, dans les vagues. Nous partagions en commun ce goût du souvenir. Lorsque cette histoire s’est terminée, j’ai longtemps chéri certains moments passés tous les deux. Puisqu’elle n’était plus là pour les contempler avec moi, je les écrivais. Lorsqu’il furent tous écrits, les plus importants, je pus considéré que j’avais tourné la page.
D’autres fois j’ai écrit une nouvelle. Des instants magiques que je voulais à jamais pouvoir retrouver. Des rires que je veux à jamais garder. D’autres, et c’est très bien ainsi, reviennent régulièrement à ma mémoire. Il s’agit de mon histoire. Il est des personnes qui vivent sans histoire. A tel point qu’ils ne peuvent pas retrouver un souvenir de leur enfance. L’enfant n’existe plus.
A l’inverse, j’ai une capacité à ressortir à partir de peu d’éléments un souvenir, un moment de ma vie, que je croyais avoir à jamais oublié. Une soirée où j’étais très jeune chez mon oncle, une soirée entre adulte. Je peux précisément dire quel objet était accroché là sur ce mur. La place du lit. La couleur des murs. Des détails comme la 2 CV qu’avait ma tante lorsque j’avais cinq ans. Un après-midi où nous étions partis au cinéma. La couverture sur le siège arrière, défoncé, sur lequel j’étais assis, non attaché, car la ceinture était cassée. Un parfum d’enfance qui revient, c’est Noël, les rues sont illuminées. Mon oncle a les cheveux longs et frisés.
Les miens sont plus courts. Mais ils frisent. Là ça devient n’importe quoi. Voilà pourquoi j’ai décidé d’aller chez le coiffeur. La tondeuse est chez mes parents, pas le temps d’y aller. Je retournerai chez le coiffeur. Je cherche dans ma tête depuis combien de temps je n’y suis plus allé. Deux ans ? Non, bien avant. Deux ans et demi ? Je teste cette possibilité, je plonge sous les bulles. Définitivement non. C’était bien avant. J’ai une photo de cette époque. Enfin je me souviens. La première fois que j’ai utilisé ma tondeuse. Lorsque je préparé le CAPES. Lorsque je travaillais au centre aéré. Lorsque j’achevais ma maîtrise. Je me rappelle de ma directrice de centre me demandant si j’étais passé sous un train. J’en menais pas large. J’avais foiré le réglage su sabot. Je n’avais jamais eu les cheveux aussi courts. Après les avoir coupés, je m’étais juré de ne plus jamais retoucher à cet engin incontrôlable. Mais tout le monde m’avait trouvé très bien comme ça. Et j’avais fini par trouver cela pratique pour foncer. Oui, c’était une coupe de cheveux pour foncer !!!
Bien au chaud dans mon bain, je tente de chercher la cause à mon acte. Pourquoi avais-je brusquement ce matin là voulu utiliser cette vieille tondeuse pour ne me laisser qu’un demi centimètre de cheveux sur le caillou ?
Je pars de maintenant. Je considère l’idée d’aller chez le coiffeur. Et j’arrive très loin. J’ai un frisson. Je me rappelle de ma tête. La lèvre légèrement coupé. Je fume une clope devant le miroir de la salle de bain. Je fume clope sur clope. Je me fous de tout. J’écoute Dancetaria d’Indochine à fond. Surtout la chanson Justine. Je ne sais pas pourquoi. Je cherche toujours pourquoi à cette époque là j’ai eu ce besoin de me tondre les cheveux. Deux jours seulement après être sorti de chez le coiffeur…
Je retrouve. Il est quatorze heures place de l’église. Il fait froid. Il fait sombre. Et il pleut. Je viens de remettre mon manteau. J’ai souri à la coiffeuse. J’ai payé. J’ai dit au revoir. J’ai marché trois mètres sur le trottoir puis j’ai traversé au niveau de la librairie. L’autre trottoir. Cinq mètre. Traversée de l’autre rue déserte, en diagonale sur les clous, au niveau de la banque. Je revois parfaitement. Je pense à ma mère que j’ai déposée à Saint-Cloud le matin même, à l’hôpital. Le risque qu’elle ait un cancer. La vie est dure. J’ai bien envie d’une cigarette, mais j’ai arrêté depuis trois mois. Mon grand-père est à l’hôpital lui aussi. On lui a retiré un morceau de poumons. Cancer. Tabac. Mais j’ai envi. Je songe à Marielle qui m’a conduit à arrêter. A Marielle qui m’a quitté. J’approche du lieu. Il reste dix mètres et je passerai le long du mur de l’église, j’entrerais sur le parking que je dois traverser pour aller chercher la voiture près de la poste. Plus que dix mètre. Je les revois. Je revois mon père que j’ai failli perdre. Je me sens seul. Seul. Seul. Seul. Heureusement qu’il y a mon frère à la maison. Heureusement qu’il y a le travail chaque jour pour faire semblant d’aller bien. S’imaginer que tout va bien. Rire. Retrouver les enfants. Rêver.
Je suis encore un roc. J’encaisse tout. J’assume. Avec mon frère. Je fais comme si de rien était. Je n’ai même pas dit à qui que ce soit qu’avec Marielle c’était fini. La veille, lorsque j’ai rendu visite à mon père j’ai dit que tout allait bien. J’ignore pourquoi. Au téléphone, à mon grand-père qui me demandait quand est-ce qu’il la verrait, j’ai répondu « bientôt ». Mais voilà, on ne peut pas continuer comme ça. On ne peut pas arrêter comme ça les séries. Il est là. Il a rien d’autre à faire sans doute. Rien d’autre. J’apprendrais ce jour que dans ce monde il y a des barbares qui vivent à nos portes. Qu’on peut se faire casser la gueule pour deux cents balles par un expert de ces coups là, et sous le regard de quatre personnes qui préfèrent regarder ailleurs, faire semblant de croire que ce n’est rien qu’un règlement de compte entre deux personnes. L’un d’eux disant même après, m’offrant un kleenex, qu’il avait cru que c’était moi qui l’avait cherché. 60 kg contre 120 kg…. Bien sûr, tout le monde y croit !
Je traverse, au volant de la voiture, les rues à la recherche de ce monstre. Je suis prêt à lui foncer dessus. A aller en prison pour exterminer cette vermine. Je serai sans pitié. Un type qui lui ressemble là. J’accélère… Je m’arrête et je descends. Un peu plus j’écrasais un type juste parce qu’il portait le même manteau. Je me calme. Je rentre. Je me nettoie le visage. J’hésite. Est-ce très important ? Finalement j’appelle mon père. Il essaie de ma calmer. Je pleure comme une fontaine. En cassant la gueule à un Bic Cristal !
Poste de police minuscule de ma petite ville. Raconter. Il le faut. Le type m’explique qu’on a trop ouvert nos frontières. Je répète que ce n’était pas un étranger, mais il hausse les épaules. Je ne dis rien. Même raciste il m’écoute, il me comprend, il me console, il me sert un thé. Alors je ne le contredis pas. Il me parle doucement et comme si j’étais son propre fils. De toute façon c’est vrai qu’un agresseur est un agresseur. Noir ou blanc. On marque blanc. De « type européen ». J’ai du mal. Je me mets à pleurer de nouveau à chaque question. Il m’offre une clope. Je replonge. Mais en attendant ça me soulage. Il m’en offre une autre. Puis encore une.
Trois autres flics arrivent. On me remet le numéro d’SOS Victimes. L’un des flics me connaît. Il fait la circulation à la sortie de l’école maternelle. Là où je vais chercher les enfants pour les emmener ensuite à la garderie. Le type me propose de m’y déposer. Si j’ai le courage. On parle sur la route. Mais impossible d’arrêter de pleurer. Je prends sur moi pour avoir l’air normal en entrant dans la cours de l’école.
Mégane tombe par terre. Elle pleure. Je l’aide à se relever. Je regarde ses genoux. Plus de peur que de mal. Mais des larmes. Elle s’accroche à mon cou. Je pleure avec elle. Longtemps je crois. Une éternité. Elle doit sentir. Les rôles sont inversés. Elle sourit. Elle me console. Je ne sais pas comment après les enfants l’apprennent. Mais ce soir là les enfants me font plein de dessins. Je crois que ça me soulage.
Il y a des gens qui en regardent d’autres se faire tabasser sous leurs yeux. Il y a des enfants qui font des dessins pour consoler leur animateur qui a l’air triste.
Le lendemain j’ai des douleurs partout. Je fais des analyses médicales. Je vais au commissariat d’Elancourt identifier mon agresseur sur un fichier. Mais ils n’ont pas de blancs de cette taille. Il y a trente-cinq catégories de délinquants fichés. Si mon agresseur a déjà violé et qu’il est répertorié là, je ne le saurai pas. On ne le saura pas. La loi interdit qu’on me montre des personnes qui ont commis des crimes supérieurs à ce dont j’ai été victime…
Le lendemain, je me coupe les cheveux. Je ne veux plus avoir cette tête. Je ne veux pas ressembler à celui qui s’est fait cassé la gueule près de l’église. Je veux oublier. Je veux foncer. Je ne veux en parler à plus personne. Je me rase la tête pour foncer. Ne pas regarder en arrière. Derrière c’est pas beau.
J’attends que tout le monde sorte de l’hôpital. Je veux qu’on se fasse un grand banquet comme à la fin d’Astérix.
Ecriture thérapie. J’ai pleuré en écrivant ce texte. Maintenant je pleure encore, mais ça va mieux. Alors que je le termine, je me sens libéré d’un poids énorme. Je souris même. Tout cela parce que j’ai décidé d’aller chez le coiffeur…
à 12:39