Dans cette ville, j’y dors encore parfois. Me perdre dans ses rues me devient de plus en plus rare. J’évite de prendre le bus quand je ne connais pas bien la ligne. De toute façon c’est à pied que je l’aime. De toute façon j’ai comme une boussole en moi, j’avance sans craindre d’être égaré par mes pas. Il fait beau, je me sens bien, je respire à plein poumon. Le TGV arrive en gare. La ville est dans la grisaille lorsque je m'éveille, mais je réagis à cela comme à une petite éclaircie. Même loin d’elle, chaque fois qui j’y reviens j’ai ‘l’impression d’en être parti hier. Quand je pars elle cesse d’exister. Il n’y a que dans ces rêves qu’elle reprend vie. Eveillé elle ne trouve jamais sa place. Pas de place dans ma vie. L’année passée ici aurait été elle aussi telle un rêve vite oublié. Heureux celui que je suis lorsqu’il s’en souvient… Lorsqu’il ose y revenir.
Je marche à travers la rue de Bordeaux. En dehors de ce qui traîne au fond de mes poches je n’ai rien. Je ne suis pas comme un voyageur. Je n’ai pas de sac. Pas d’affaire. Je ne porte rien. Je suis tel que j’étais. J’habite de nouveau cette ville. Rien ne me scie l’épaule, rien ne me tire le dos.
Les gens vont et viennent comme autrefois. Je regarde dans les vitrines. Je cherche une enseigne disparue et remplacée par une autre. Autrefois je connaissais tout de ces rues et de leurs boutiques, je savais ce qui était vendu là cent ans plus tôt, la date à laquelle tel immeuble avait été construit, tel autre profondément rénové. Je m’arrête prendre un café. Là où j’aimais emmener V. lorsqu’elle sortait du travail, mais pas là où elle aimait m’emmener. Un jour sur deux en quelque sorte. Je prends le Monde au comptoir. Je le feuillette, je me laisse déborder par ses pages. La lecture du Monde c’est aussi ça. Les pages grandes ouvertes dont on ne sait plus quoi faire. Alors on finit par le plier en quatre ou trente pour lire sans attraper une crampe. J’aimais lorsque V. se réveillait avant moi le samedi ou le dimanche. Elle descendait alors à la boîte au lettre et en ramenait le journal. Si lorsque j’ouvrais les yeux elle se trouvait dans le lit à côté de moi, elle en était souvent aux pages internationales. Si elle avait eu le temps de lire jusqu’aux pages débats avant que je ne sorte de ma nuit, alors je la trouvais dans la cuisine, attendant le café, ou grignotant des biscottes, lisant le journal ses lunettes au bout du nez. Nous nous serrions très fort.
Je referme le journal. On m’apporte mon café. Je ne suis pas venu jusqu’ici pour lire les nouvelles. Mais plutôt pour me souvenir ce que cela faisait. Retrouver le souvenir aimable du visage de la femme autrefois aimé, « Celle qui lisait le Monde au levé ». Comme je le faisais moi-même alors. Plaisir du matin enfoui sous le sable noir.
Je reprends mon chemin. Me voilà de l’autre côté de la vitre pour observer les gens qui passent. Je me pose sur un banc. Je me fume une clope. D’une certaine manière c’était notre banc. Notre point de rendez-vous à moi et Poulco. Puis plus tard encore, c’est là que nous retrouvions Marion avant nos virées entre potes dans la ville éveillée au cœur de la nuit. Je ferme les yeux. Je respire. La ville a l’odeur d’aujourd’hui. Mais derrière je peux reconnaître l’odeur du passé. Cette ville a une odeur particulière. Si on y fait attention. Si on se donne le temps, chaque ville a une odeur que l’on peut mémoriser. Alors moi, sur mon banc, je sens la ville. Son parfum me rappelle la fête du Primeur, la fête de l’Artisanat et sa bière… Un peu plus loin, un peu après, bien qu’il ne fasse pas encore assez froid, je peux voir revenir le souvenir d’un réveillon d’an 2000 dont j’avais oublié l’existence. Je me souviens de cette course folle. Je rouvre les yeux. Je me souviens de Cécile. De Percy. De Manu. Et à nouveau de Poulco.
Je reprends ma marche. Je remonte la grande avenue marchande. En direction du pont de pierre. Pour aller partout, ou presque, il fallait passer par là. Et il le faut toujours.
J’aime cette ville grâce à ses rues larges. A l’absence de sensation d’enfermement. Au arbres le long de l’avenue. Les arbres immenses. Les terrasses en dessous. Nous y allions les après-midi de beau temps. Boire peinard, selon l’heure, un café, une bière, ou un ricard. Il me semble que nous aimions rire. Nous aimions aussi parler de l’avenir. L’avenir j’y suis. Un être heureux qui retrouve des fantômes de son histoire, les fils autrefois tissés avec cette ville au bord de la Loire.
J’aime me souvenir que nous avions tous à ce point besoin les uns des autres. Cette envie parfois folle de nous voir à tout prix. Jeudi nostalgie.
à 11:24