Epuisé à l’avance je pousse la porte du bar. « Une bière ? » me demande-t-il. Il ajoute qu’il me l’offre. Je hoche la tête. Plein d’assurance il appel Marcel le barman. Je m’assoie. Je vois sa Saab 9-3 flambant neuve garée sagement devant le bar. Elle attend son formidable maître. Angélique n’a jamais été très facile avec lui. Nous sommes plusieurs à le soupçonner de s’être pris de passion pour les voitures à cette occasion. « Un demi ou une pinte ? » demande Marcel. Ce sera une pinte, Arnaud est généreux aujourd’hui. Il a des trucs importants à dire, il peut fournir des efforts, je fais celui qui a oublié ses clopes, avec ma main je fais un geste vers son paquet en m’apprêtant à parler. « Oh sers toi ! N’hésite pas ! » dit-il. Arnaud n’est pas un type qui semble beaucoup culpabiliser dans sa vie. Après tout, ne m’a-t-il pas menti pendant cinq ans ? Moi, inversement j’ai la culpabilité facile. Pour une fois que le rapport est inversé j’en profite. Même si sa culpabilité me semble feinte.
La fille aux Marlboro Light revient. Et ce n’est pas Jessica. Elle doit avoir seize ans. Pas beaucoup plus. Elle ressemble à un personnage de Manga. A celui que je viens de mettre là. Je vais donc l’appeler Iori, comme l’héroïne de la série I’S’, dont je sais Arnaud fan. Arnaud est dessinateur. Il fais des BD, des films d’animation. Dans ses BD les lycéennes (ou collégiennes) ont des bas, des jupes, et lorsqu’elles se baissent on aperçoit leur culotte, mais c’est pas fait exprès. Arnaud fait du manga à la française. Si ça lui fait plaisir… Tant qu’il n’y a pas de mal pour autrui…
_ Arnaud m’a beaucoup parlé de toi ! dit-elle.
_ Ah bon.
_ Oui.
_ Ah.
Iori l’embrasse à pleine bouche. Elle doit y aller. Apparemment elle a rendez-vous avec des copines pour faire du shopping. Arnaud l’appellera pour la retrouver ensuite. J’attends qu’elle soit partie.
_ Elle est formidable, glisse-t-il.
_ Tu as réglé tes problèmes avec ta Saab ? dis-je.
_ Oui. Tu la trouves comment ?
Je réfléchis. Comme je m’en fous, je lui réponds que je la trouve canon. Il est content, c’est ce qu’il voulait entendre. Je me demande s’il ne m’a fait venir que pour cela. Mais il me demande si je l’ai mal pris pour Jessica. Je m’en fous de la même façon. Je lui dis qu’il fait ce qu’il veut. Que je ne suis plus avec Jessica depuis belle lurette, que si j’ai pu chavirer un moment lorsqu’elle est revenue, cela est à présent passer. Il fronce son sourcil. Cela m’agace mais je ne le montre pas. Il est bien comme tous les autres, incapable de croire que je puisse ne rien éprouver pour elle. Mais cela est d’un commun tel que je finis par relativiser, en cinq seconde j’oublie qu’un air supérieur a traversé son visage, je fais le vide express et intersidéral. Il va se faire bouffer, il le sait pas encore.
_ C’est bien, dit-il en contemplant sa bière, je vois que tu sais « faire la part des choses ».
La part des choses… Mon expression favorite. J’ironise bien sûr… A chaque fois qu’il la sort, lui ou un autre, je les vois ces crétins avec une chose devant eux, et ils sont là, ils ont une pelle à gâteau dans la main. Ils font des parts de choses. Il n’y a rien qui symbolise mieux Arnaud que cette image que j’ai dans la tête, où il coupe des parts de choses. Surtout que ça n’a jamais servi à rien des parts de choses…
_ Je ne t’ai pas fait venir pour cela… dit-il enfin.
Je sais que je suis pointilleux avec lui. Je sais. Mais n’aurait-il pas plutôt pu dire « Je ne t’ai pas demandé de venir pour cela… ». Le terme même qu’il emploi m’agace. Une nouvelle fois. Une de plus.
_ Je ne suis pas venu ici en répondant à une convocation, finis-je par répondre calmement.
_ Je sais, c’est une expression…
Je souris, j’essaie d’avoir l’air gentil et agréable.
_ Je sais, dis-je, mais je n’aime pas cette expression.
_ Tu t’attaches trop aux mots…
_ Les mots sont importants… dis-je en rigolant.
_ Tu as sans doute raison, concède-t-il en ne concédant rien. Mais toujours est-il que je ne t’ai pas fait venir pour cela.
Je ne relève pas une seconde fois. A quoi bon ?
_ Alors pour quoi ?
Il joint ses mains comme un curé : « Je sais que tu vois beaucoup plus Angélique depuis que nous sommes séparés, dit-il. Elle a du te dire que nous allions divorcer… ».
Il est de toute évidence bien informé.
_ Voilà, dit-il, je voulais te dire que si elle te plait, tu ne dois pas hésiter pour moi…
Je manque d’en tomber de ma chaise. Il m’a fait venir pour cela ! Ma mère a toujours qualifié Arnaud de « gentil garçon, mais crétin absolu ». Je crois qu’à présent je trouve que cela est trop gentil pour parler de lui. « Bonjour, si tu veux, tu sais je te revends mon ancienne femme… gratos en plus, elle a besoin de compagnie, d’être consolée, surtout que c’est moi qui garde notre fille… Oui tu comprends je suis tellement mieux… Oh non je ne l’ai pas bousillée… Du tout !!! Bon elle est en salle état sous le capot, elle a plus de kilométrage que Iori, mais si tu veux je te la cède et je ne te demande rien en échange ».
Quel crétin absolu !!! Avec Angélique comme s’il parlait de sa vieille BM. Pauvre con !!!
_ Et Jessica ? dis-je.
_ Oh, nous avions tous les deux besoin d’un peu de réconfort… Alors nous nous en sommes donné, dit-il avec le sourire.
_ J’aimerai bien t’arracher ton sourire de la gueule ! dis-je.
_ Hein ?
_ J’ai mis du temps à comprendre, mais tu es vraiment un sale con !!! Tu veux que je te dise, tu souffres d’anamatopathopsychologie* !!! Va te faire soigner.
Et je décolle. Il m’hurle que jai pris la grosse tête avec mon histoire de Star Academy. C’est vrai qu’il est con ! Je le laisse là la mine décomposée, je sais que je l’ai énervé pour quelques jours là. Je ne me fait pas de soucis pour lui. Il s’en remettra.
Je marche dans la rue et je me rends compte que j’ai oublié de lui signifier que je savais qu’il m’avait baratiné près de cinq ans. Mais qu’importe. Il y a peu de chance que ça le fasse réfléchir. En attendant je suis content d’avoir un peu fait chier le monde. Et d’avoir endormi son paquet de clope.
J’entends la voix de Clotilde Courrault. « T’en a pas marre de faire chier le monde ? ».
_ Ben non !
La dame que je croise me regarde en se demandant à qui je parle. Je ne suis pas mécontent d’avoir réglé ce problème.
* Merci à la personne qui m’a donné un mot à mettre sur le mal dont souffre ce pauvre Arnaud.
à 14:34